Pierre Lefranc, gaulliste de la première heure, fidèle jusqu'au bout à "une certaine idée de la France"
Résistant intrépide, ancien de la France libre, collaborateur du général de Gaulle à l'Elysée, assureur, préfet, président de la Sofirad… Pierre Lefranc eut mille vies au service d'une seule cause: le gaullisme. D'une fidélité intraitable, il défendait "la vraie croix de Lorraine" contre ceux qui en prenaient à leur aise avec l'héritage, de Georges Pompidou à Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy.
Mort samedi à Paris, à l'hôpital du Val-de-Grâce, à l'approche de ses 90 ans, Pierre Lefranc était né à Paris le 23 janvier 1922 dans une famille bourgeoise (son père était secrétaire général de la Compagnie internationale de navigation aérienne). Il fait ses études aux lycées Montaigne et Louis-le-Grand puis à l'Ecole libre des sciences politiques.
Un des manifestants du 11 novembre 1940
Il a 18 ans lorsqu'il participe, le 11 novembre 1940, à une manifestation anti-allemande de lycéens et d'étudiants aux abords de l'Arc de triomphe à Paris. Pris en chasse par des soldats de la Wehrmacht, blessé à la jambe, il est incarcéré à la prison de la Santé puis à Fresnes.
Libéré par miracle, il passe en zone libre où il rejoint le mouvement de résistance Combat. Il fréquente brièvement l'Ecole des cadres d'Uriage, en Isère, où il fait la connaissance d'Hubert Beuve-Méry, le futur fondateur du Monde, puis décide de rallier Londres. Il franchit en catimini la frontière pyrénéenne, tombe entre les mains de la Guardia civil et croupit un temps dans les geôles de Franco. Ce n'est qu'au bout de quelques mois qu'il parvient, via le Maroc, à gagner l'Angleterre où il est admis à l'Ecole militaire des cadets de la France libre, le Saint-Cyr d'alors.
En août 1944, le lieutenant Lefranc est envoyé clandestinement en France. Il est parachuté dans l'Indre, où il a pour mission de prêter main forte aux maquisards qui ont reçu l'ordre de harceler les troupes allemandes remontant du Sud-ouest au lendemain du débarquement allié en Normandie. Pierre Lefranc terminera la guerre au sein de la 1ère armée française de De Lattre où il a été affecté au service de presse.
Un compagnon de la "traversée du désert"
Démobilisé, il entre comme chargé de mission au ministère de l'économie nationale puis rejoint le monde des affaires (il sera secrétaire général du Comité d'action pour la productivité dans les assurances).
Il adhère parmi les premiers au Rassemblement du peuple français (RPF), créé par de Gaulle en 1947 pour faire pièce à la IVe République naissante. Pierre Lefranc est secrétaire national aux jeunes et aux étudiants du RPF qui, après quelques succès et maints revers, décide sa dissolution, remettant le renouveau de la France à plus tard.
Il est parallèlement conseiller municipal de Brive-la-Gaillarde (Corrèze) de 1947 à 1951 et, de 1952 à 1958, il fait partie de ceux qui restent aux côtés du général de Gaulle lors de sa " traversée du désert ".
Lorsque celui-ci s'enferme à Colombey-les-Deux-Eglises. Pierre Lefranc retourne à ses affaires. Le 16¬mai 1958, au lendemain des émeutes d'Alger, il crée l'Association nationale pour le soutien de l'action du général de Gaulle qui s'efforce d'encadrer et, si besoin, de calmer l'énergie débordante des partisans du Général.
PDG de la SOFIRAD
Pendant cinq ans, jusqu'à sa nomination comme préfet de l'Indre en 1963, Pierre Lefranc vit, dans l'ombre du général De Gaulle, ses plus belles années. Il est son chef de cabinet à Matignon (1958-1959) puis le suit à l'Elysée où il est successivement chargé de mission (1959) et conseiller technique (1961-1963).
Après avoir été deux ans préfet de l'Indre, Pierre Lefranc est nommé en 1965 PDG de la Sofirad, la Société financière de radiodiffusion qui gère les participations de l'Etat dans le secteur audiovisuel (Radio Monte-Carlo, Europe n°1, Sud Radio…). De Gaulle estime anormal, racontera plus tard Pierre Lefranc, que des sociétés dont l'Etat est actionnaire "s'emploient jour et nuit à critiquer la politique et les décisions de ce même Etat".
Arrivé à la tête de la Sofirad avec la ferme intention de reprendre les choses en mains, le nouveau PDG met peu à peu de l'eau dans son vin. Ce qui ne l'empêchera pas de faire interdire, fin mai 1968, les radios-téléphones qu'utilisent les reporters d'Europe n°1 et de RTL pour "couvrir" les "manifs" du Quartier Latin. Pierre Lefranc reproche aux journalistes des radios périphériques d'agir comme des "multiplicateurs" et de faciliter "la tâche des manifestants".
De Gaulle, alors, a 77 ans. Le dernier carré des fidèles fait bloc tandis que les pompidoliens préparent déjà la succession. Plus grognard que baron du régime, Pierre Lefranc est l'un des organisateurs de la manifestation monstre du 30 juin 1968 sur les Champs-Elysées qui, provisoirement , remet le Général en selle. Il est au premier rang sur la photo, non loin d'André Malraux et de Michel Debré, bras dessus, bras dessous, pour cette ultime parade des compagnons de l'épopée gaulliste.
Au milieu de la tourmente de mai 1968, Pierre Lefranc a fondé les Comités pour la défense de la République, les CDR, dont il préside le Comité national jusqu'en mars¬1969. De Gaulle disparu, il cofonde, en 1971, l'Institut Charles-de-Gaulle dont il sera secrétaire général et vice-président (1984-1992).
En 1973, Georges Pompidou lui retire la présidence de la Sofirad. Le divorce est depuis longtemps consommé avec le successeur du Général. Pierre Lefranc lui reproche d'avoir accepté l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, à laquelle de Gaulle s'était toujours refusé. Et de vouloir réduire le mandat présidentiel à cinq ans, dans son esprit un crime de lèse-constitution.
Vigilance républicaine
Gaulliste orthodoxe, Pierre Lefranc se fait plus que jamais une certaine idée de la France. Il s'insurge contre les abandons de souveraineté provoqués par la construction européenne, au point de soutenir Jean-Pierre Chevènement à la présidentielle de 2002. "Le seul à parler de la France", dit-il du candidat souverainiste, ex-socialiste. Surtout il reproche au président Chirac d'avoir endossé, au nom de la France, la responsabilité des crimes de Vichy. Pour lui, le RPR, le parti de Jacques Chirac et ancêtre de l'UMP, n'a " jamais représenté le gaullisme ".
Sa nostalgie et son amertume sont grandes. Elles s'expriment alors au sein de l'Association nationale d'action pour la fidélité au général de Gaulle dont il est la cheville ouvrière et dans la revue mensuelle L'Appel, qu'il a fondée en 1973 pour offrir une tribune aux "gaullistes de conviction".
En 2008, Pierre Lefranc signe avec des personnalités de sensibilités diverses, dont l'ex-Premier ministre (UMP) Dominique de Villepin, Ségolène Royal (PS) et François Bayrou (MoDem) un appel, publié dans l'hebdomadaire Marianne, pour une " vigilance républicaine ", refusant " toute dérive vers une forme de pouvoir purement personnel confinant à la monarchie élective ".
Pierre Lefranc a laissé de nombreux albums et ouvrages dont D'une résistance à l'autre et Avec De Gaulle pendant et après, 1947-2005, réédités en¬ 2005 et 2007 aux éditions François-Xavier de Guibert, ainsi que plus récemment Gouverner selon de Gaulle (2008) et De Gaulle, vu par les Français (2010).
Bertrand Le Gendre
Le Monde - 8 janvier 2012